Politique de la ville : 70 ans d’échecs ?

1950-1970 : Les Zones à Urbaniser en Priorité

Construits après la Seconde Guerre mondiale, les quartiers de grands ensembles dans les Zones à Urbaniser en Priorité (ZUP) sont la réponse à la crise du logement de l’époque. Conçus selon une architecture moderne (grands espaces verts, appartements spacieux et lumineux, etc.), le tout voiture, une fonction unique (se loger), des formes simples (la barre, la tour), ils sont standardisés et préfabriqués pour répondre rapidement à la forte demande. 

Au commencement, ces quartiers sont appréciés par les nouveaux habitants qui profitent du confort moderne d’alors (chauffage collectif, salle de bain, etc).

Les grands ensembles ont été volontairement construits en dehors de toute relation organique avec la ville, mais à l’époque ce n’était pas gênant, car il y avait de l’emploi avec l’implantation de zones industrielles importantes.

 

1970-1980 : Les premiers problèmes apparaissent

Alors qu’une certaine mixité sociale s’était installée, des tensions apparaissent entre les différents groupes sociaux. 

En 1973, pendant que le premier choc pétrolier affecte l’économie, la France met fin à la construction de nouveaux grands ensembles, puis lance son premier programme à destination de ces quartiers : « Habitat et Vie Sociale ». L’objectif est de réhabiliter les bâtiments mal-réalisés déjà abimés, de construire les équipements publics et commerciaux manquants et de désenclaver les quartiers concernés en les intégrant au reste du territoire communal. En 1977, Raymond Barre, alors Premier ministre, souhaite « enrayer la dégradation physique et sociale » des quartiers au risque qu'ils ne deviennent des « ghettos » : c'est le début de la politique de la ville.

 

1980-2000 : la succession des « plans Marshall »

Avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, le gouvernement cherche des solutions et commande plusieurs rapports. En 1983, le rapport Dubedout nommé “Ensemble refaire la ville” pose cinq principes qui orientent encore aujourd’hui certains aspects de la politique de la ville :

- la discrimination positive territoriale, c’est-à-dire le principe de donner plus de budgets aux quartiers les plus en difficulté. 

- l’adaptation locale des politiques nationales en signant des contrats ville - État. 

- la transversalité des actions conduites sur ces quartiers (impliquer différents ministères ou différents services municipaux autour d’une même problématique).

- la gestion de projet pour permettre d’améliorer l’efficacité des programmes menés 

- la place centrale des habitants dans cette politique puisqu’ils sont les premiers concernés par les changements

 

Émerge alors le programme Développement social des quartiers (DSQ) devant centrer l’action publique autour des habitants afin de « révéler ou de faire émerger le(s) potentiel(s) des territoires ».

En 1990, après avoir fait face à des émeutes urbaines dans certaines cités sensibles, le gouvernement crée le premier ministère de la ville. En 1992, Bernard Tapie, alors Ministre de la Ville lance son « plan Tapie ».  Le DSQ, jugé trop flou, est remplacé en 1993 par les « contrats de ville » où sont clairement définis les objectifs (en termes de baisse du chômage par exemple) et les actions associées. 

En complément, dans les quartiers les plus en difficulté, sont mis en place les Grands Projets Urbains pour mener de grandes restructurations urbaines.

En 1996, Jacques Chirac lancent le « plan Marshall des cités», en créant les ZUS (zones urbaines sensibles), ZFU (zones franches urbaines) et ZRU (zones de redynamisation urbaine). Les Grands Projets Urbains deviennent les Grands Projets de Ville (GPV) en 1999. Mais une mauvaise organisation politique additionnée à des budgets trop faibles a entrainé l’échec de ces programmes. 

 

2000-2013 : Borloo et l’ANRU

En 2000, alors que la loi SRU impose aux grandes agglomérations d’offrir au moins 20 % de logements sociaux, une grande enquête menée par Ipsos intitulée " Vivre la ville ", met en lumière la gravité d’une situation, qui ressemble fâcheusement à celle d’aujourd’hui :

- Un habitant sur deux déclarait ne pas avoir "choisi le quartier" difficile dans lequel il résidait et souhaitait le quitter au plus vite.

- les principales difficultés relevées étaient la ségrégation sociale, le manque de loisirs, la laideur du quartier et la sécurité. 

- la sécurité, l’emploi et la propreté étaient les préoccupations quasi unanimes des habitants, auxquelles les urbanistes ajoutaient les transports et l’école. 

91% des spécialistes interrogés considéraient d’ailleurs que la drogue y était très présente et 61% d’entre eux estimaient que les armes étaient " faciles à trouver ". Par contraste, 63% des habitants et 86% des experts déploraient que les policiers, eux, soient "difficiles à trouver ". 

Ainsi, 57% des experts interrogés à l’époque jugeaient négatif le bilan de " la politique d’urbanisme de ces dernières années " en reconnaissant que " les choix des politiques d’urbanisme " expliquaient largement la situation de ces quartiers.

 

Les résultats de ce sondage sont confortés par un rapport de la Cour des comptes publié en 2002 où l’action publique des contrats de ville et des GPV était jugée trop peu efficace par rapport aux sommes d’argent investies. En découle la loi Borloo qui se veut comme une révolution dans l’histoire de la politique de la ville, en faisant le pari qu’en changeant l’image urbaine des quartiers et en les intégrant au reste de la ville grâce à de nouveaux flux (transport en commun, piéton, automobile), ces derniers profiteront de la dynamique des autres quartiers (puisque similaire à eux après la rénovation). Pour cela, la loi Borloo :

- crée l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) dont le rôle est de garantir l’efficacité de la politique de la ville : elle est le guichet unique des subventions à la rénovation urbaine et veille au bon déroulement de la politique qu’elle subventionne

- met en place le Programme National pour la Rénovation Urbain (PNRU). Disposant de budgets importants, il doit prouver son efficacité sur les objectifs nationaux forts : 200.000 logements démolis, 200.000 logements réhabilités et 200.000 nouveaux logements sociaux. 

Cette politique de rénovation urbaine fait l’hypothèse qu’en changeant les quartiers, en modifiant ce à quoi ils ressemblent, en les intégrant au reste de la ville grâce à une banalisation et grâce aux nouvelles communications (automobiles, piétonnes, transports en commun, etc.), ces derniers profiteront de la dynamique des autres quartiers (puisque similaire à eux après la rénovation).

- crée un observatoire national des zones urbaines sensibles (l’actuel Observatoire national de la politique de la ville).

 

En 2005, les émeutes dans les banlieues, que Nicolas Sarkozy veut « nettoyer au karcher », entrainent notamment la création de préfets délégués à l’égalité des chances et de 41 ZFU supplémentaires. Puis, en 2008, Fadela Amera lance le plan « Espoir banlieue » pour lutter contre le chômage dans les cités.

En 2010, cinq après le lancement du Programme national de rénovation urbaine, Yazid Sabeg, Président le Comité d’évaluation et de suivi (CES) de l’ANRU, constatait un « échec réel» en termes de mixité sociale. Si les objectifs quantitatifs du PNRU ont été atteints à 70% puisque les quartiers «ont changé sur tous les aspects urbains», leur peuplement n’a pas suivi la même direction. Dans 70% des cas, les habitants concernés par les démolitions ont été relogés dans leur quartier d’origine. Le CES regrette l’absence de construction de logements non sociaux sur les sites libérés afin d’y attirer des ménages à statut socio-économique différent. «Le transport urbain et le développement économique local ont été largement déconnectés de la rénovation des quartiers, faute d’une gouvernance globale qui intègre de façon cohérente et coordonnée les diverses problématiques de la politique de la ville». Dans l’enseignement, les interventions n’ont consisté le plus souvent qu’à réhabiliter des infrastructures dégradées et non à créer de l’attractivité. La sectorisation scolaire n’a pas favorisé la mixité sociale. Les phénomènes d’évitement qui explosaient au collège se sont accentués avec l’assouplissement de la carte scolaire. 

Exemple à Clichy-sous-Bois où a eu lieu l’un des projets de rénovation urbaine les plus importants du pays, avec pas moins de 670 millions d’euros investis. Même si les quartiers rénovés offrent aux habitants un cadre de vie plus agréable de par la propreté du site et le sentiment de sécurité plus important, le projet n’a pas pu gommer toutes les difficultés. En effet, le relogement visait à « apurer les difficultés financières » de personnes liées à des charges communes démesurées, mais certains ont des nouveaux problèmes. C’est le cas de certains à qui leur appartement a été racheté au moindre coût par la puissance publique. D’autres doivent vivre dans des logements plus vastes, donc plus chers, ou ont encore été surpris par les compteurs d’eau individuels, qui peuvent faire flamber une facture. 

Même s’il juge qu’il y a moins d’incivilités, un gardien d’immeuble expliquait que « certains ont gardé leurs mauvaises habitudes, jettent leurs déchets par la fenêtre. » Une part de l’enveloppe de la rénovation était destiné à l’accompagnement social, mais elle est jugée trop faible par certains acteurs : Mehdi Bigaderne, adjoint au maire, déclarait « on s’est occupé de l’urbain, pas de l’humain. On a replacé les mêmes populations avec les mêmes difficultés dans ces logements ». 

De même, près de dix ans après la promulgation de la loi Borloo, l’édition 2012 du rapport de la Cour des comptes reprend bon nombre des éléments qui figuraient déjà dans ceux de 1995, 2002 et 2007 : enchevêtrement des institutions, des procédures et des périmètres ; saupoudrage inefficace et inéquitable des moyens ; déficit de suivi et d’évaluation… 

Au final, le Programme National de Rénovation Urbaine (PNRU) lancé en 2004 aura coûté 12,5 milliards d'euros de subventions portées par l'Anru, générant 50 milliards d'investissements pour 4 millions d'habitants : 160 000 logements locatifs sociaux démolis, 220 000 logements locatifs sociaux et logements en accession à la propriété construits, 340 000 logements locatifs sociaux réhabilités. 

En parallèle, la rénovation urbaine a eu un impact limité dans le développement économique des quartiers et l’emploi. Les nouveaux établissements économiques créés dans le cadre des projets de rénovation urbaine emploient généralement peu d’habitants des quartiers. Sur les chantiers, les recrutements (hors clauses d’insertion) de salariés issus des quartiers ont également été rares. Ainsi, entre 2003 et 2010, le taux de chômage y a augmenté (de 17 à 21 % en 2010, contre 10 % hors ZUS). Près d'un tiers des habitants vivaient avec moins de 954 euros par mois en 2009, contre 12 % en dehors de ces zones. En 2008, le revenu fiscal moyen des ménages y était presque deux fois moindre qu'ailleurs, à 12 615 euros par an, contre 22 532 euros dans le reste de la France.

En 2013, tirant un bilan des dix années de mise en œuvre du PNRU, le comité d’évaluation et de suivi (CES) de l’ANRU constatait une nouvelle fois l’échec de ses ambitions sociales, et appelait à un « changement de ses principes directeurs ». Tout en saluant « l’action positive du PNRU sur le cadre de vie des habitants des grands ensembles », le CES estimait que l’un des grands objectifs de la loi de rénovation urbaine, qui visait à « casser les ghettos » et à favoriser la « mixité sociale via une diversification de l’habitat », pour en faire des quartiers comme les autres, avait échoué : « les classes moyennes ne se sont pas installées massivement » dans les quartiers rénovés, « et on a même assisté au cours des années 2000 à une augmentation des disparités économiques entre les ZUS et leur environnement ».

 

2014-2024 : ANRU 2

François Hollande arrivé au pouvoir souhaitait imprimer sa marque sur la politique de la ville avec la réforme Lamy de février 2014. Alors que jusque-là, le maillage des territoires visés par la politique de la ville était extrêmement complexe (751 zones urbaines sensibles (ZUS), dont 416 zones de redynamisation urbaine, 100 zones franches urbaines (ZFU) où les entreprises pouvaient obtenir des exonérations de charges fiscales), il n’existe désormais plus qu’un seul label, le « quartier prioritaire de la politique de la ville » (QPV), défini à partir de l’unique critère de la concentration urbaine de pauvreté, calculée à partir du revenu des habitants. Avec 1 500 quartiers ciblés à partir du 1er janvier 2015, contre 2 400 auparavant, les moyens sont concentrés sur un nombre réduit de territoires.

 

Le 21 février 2014, est promulguée la loi ANRU 2, dite loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine. Objectif du Nouveau Programme national de renouvellement urbain ou "ANRU 2" : la rénovation de 450 zones sensibles françaises en dix ans. Pour y parvenir, Emmanuel Macron a augmenté, à son arrivée au pouvoir, le budget initial à 10 milliards d'euros, dont 7 milliards en provenance d'Action Logement, 2 milliards de l’Union Sociale pour l’Habitat et 1 milliard en provenance du budget de l'État. 

 

En 2018, regrettant une rénovation urbaine totalement arrêtée depuis 4 ans, Jean-Louis Borloo écrit dans son rapport sur la politique de la ville que "près de 6 millions d'habitants vivent dans une forme de relégation" voire, parfois, "d'amnésie de la Nation". Il reprend à Manuel Valls l'expression "apartheid" en évoquant "les idées d'inégalité des sexes et de séparation des genres dans l'espace public".

Suite à la parution du rapport, Emmanuel Macron a annoncé une « mobilisation nationale » pour les quartiers devant « favoriser l’émancipation » et permettre de « faire République » en luttant contre les « inégalités de destin » et l’« assignation à résidence ». Elle comprenait notamment :

Le dédoublement des classes de CP et CE1 en REP et REP+

Le déploiement des « emplois francs »;

La création de 1300 postes de policiers dans 60 quartiers de « reconquête républicaine »

La création du « Pacte avec les quartiers pour toutes les entreprises » (PaQte) signé par 75 entreprises à ce jour qui s’engagent à apporter leur contribution au développement économique et social des quartiers prioritaires (stage de troisième, formation, recrutement de manière non discriminatoire ; achats plus responsables et inclusifs).

A noter que la secrétaire d’État à l’éducation prioritaire Nathalie Elimas vient d’annoncer début novembre la suppression de la carte des réseaux d’éducation prioritaire (REP) en 2022 qui sera remplacée par des contrats directement passés entre les établissements et les rectorats. Dans un rapport rendu fin 2018, la Cour des comptes a en effet jugé que l’éducation prioritaire, tel qu’elle a été mise en œuvre jusqu’à présent, n’a pas atteint son objectif, qui est de limiter à 10 % les écarts de niveaux entre élèves en éducation prioritaire et hors celle-ci. Ces écarts demeurent, selon les disciplines, entre 20 et 35 %.

Le président de l’Observatoire des zones prioritaires (OZP), Marc Douaire, évoque une rupture très claire dans l’articulation entre politique d’éducation prioritaire et politique de la ville. La situation sociale des élèves ne sera plus le seul critère d’attribution des moyens (environ un milliard d’euros par an). Le critère de l’isolement d’un établissement sera pris en compte. Ce qui aura pour effet de transférer une partie des moyens alloués aux quartiers populaires vers les zones rurales.

 

La politique de la ville en novembre 2020

Près de 200 élus ont lancé un « appel au secours » le 14 novembre 2020 sous forme de tribune pour alerter sur la détresse sociale et économique dans laquelle la crise sanitaire a plongé ces quartiers. Parmi eux, Patrick Jarry, maire de Nanterre, donne des chiffres accablants : le chômage des jeunes a fait un bond de 21% en 2020 et les offres d’emploi ont chuté de 36% dans la même période. Longtemps limitée à la période hivernale, l’aide alimentaire s’organise désormais toute l’année. Le manque d’argent dans beaucoup de foyers atteint de telles proportions que le CCAS de Nanterre a dû augmenter de 140% les aides sociales urgentes.

En réponse, le gouvernement a assuré le lundi 23 novembre que 1 % des 100 milliards d’euros du plan de relance serait bien destiné aux quartiers défavorisés.

Plusieurs mesures déjà prévues bénéficient aux quartiers défavorisés comme l’extension de la garantie jeunes, les emplois francs, le doublement des emplois aidés… La ministre déléguée au Logement Emmanuelle Wargon a souligné la progression du programme de renouvellement urbain dont l’enveloppe a été portée à 10 milliards d’euros.

 

Et maintenant ?

La difficulté avec la politique de la ville, c’est qu’elle ne peut fonctionner que si tous les problèmes sont traités conjointement et non en saupoudrant, comme les gouvernements successifs le font depuis des décennies : en plus de la rénovation des quartiers, il est nécessaire de traiter les problèmes d’éducation, de formation, d’implantation des entreprises qu’il faut favoriser par des zones franches, mais aussi de préservation des services publics, dans des quartiers dont l’État se retire, et surtout de sécurité, quand des citoyens subissent des conditions de vie indignes du fait des trafics et de la loi du silence qui règne dans certains endroits. A cela s’ajoutent les problèmes d’intégration et de communautarisme, qui nécessitent d’éviter de concentrer les logements sociaux dans les mêmes endroits. 

Les maires des villes concernées demandent plus de moyens pour développer une politique de proximité qui garantit l’attention de l’État pour tous les citoyens, quels que soient leur origine et leur lieu d’habitation, associée à un discours ferme, qui refuse toute dimension victimaire en rappelant que la loi vaut pour tous.

 

 

 

 

Sources : 

https://www.resovilles.com/pnru-npnru-anru-comprendre-politiques-de-renouvellement-urbain-quartiers-prioritaires/

https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/02/05/politique-de-la-ville-quarante-ans-d-echecs_4569855_4355770.html

https://www.sudradio.fr/editorial/les-resultats-accablants-de-la-politique-de-la-ville-un-echec-francais/

https://www.liberation.fr/debats/2020/11/23/urgence-pour-les-villes-et-les-quartiers-populaires_1806448

https://www.ipsos.com/fr-fr/les-habitants-et-les-experts-constatent-lechec-de-la-politique-de-la-ville

https://cohesion-territoires.gouv.fr/sites/default/files/2019-04/effets-de-la-renovation-urbaine-sur-le-developpement-economique-et-l-emploi.pdf